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Lady Lilith
23 janvier 2007

Erik Orsenna - La grammaire est une chanson douce

Nous approchions d'un bâtiment qu'éclairait mal une croix rouge tremblotante.

- Voici l'hôpital, murmura Monsieur Henri.

Je frissonnai.
L'hôpital ? Un hôpital pour les mots ? Je n'arrivais pas à le croire. La honte m'envahit. Quelque chose me disait que, leurs souffrances, nous en étions, nous les humains, responsables. Vous savez, comme ces Indiens d'Amérique morts de maladies apportées par les conquérants européens.
Il n'y a pas d'acceuil ni d'infirmiers dans un hôpital de mots. Les couloirs étaient vides. Seules nous guidaient les lueures bleues des veilleuses. Malgré nos précautions, nos semelles couinaient sur le sol.
Comme en réponse, un bruit très faible se fit entendre. Par deux fois. Un gémissement très doux. Il passait sous l'une des portes, telle une lettre qu'on glisse discrétement, pour ne pas déranger.
Monsieur Henri me jetta un bref regard et décida d'entrer.
Elle était là, immobile sur le lit, la petite phrase bien connue, trop connue :

Je
t'
aime

Trois mots maigres et pâles, si pâles. Les sept lettres ressortaient à peine sur la blancheur des draps. Trois mots reliés chacun par un tuyau de plastique à un bocal plein de liquide.
Il me sembla qu'elle nous souriait, la petite phrase.
Il me sembla qu'elle nous parlait :


- Je suis un peu fatiguée. Il paraît que j'ai trop travaillé. Il faut que je me repose.

- Allons, allons, Je t'aime, lui répondit Monsieur Henri, je te connais. Depuis le temps que tu existes. Tu es solide. Quelques jours de repos et tu seras sur pieds.

Il la berça longtemps de tous ces mensonges qu'on raconte aux malades. Sur le front de Je t'aime, il posa un gant de toilette humecté d'eau fraîche.

- C'est un peu dur la nuit. Le jour, les autres mots viennent me tenir compagnie.

"Un peu fatiguée", "un peu dur", Je t'aime ne se plaignait qu'à moitié, elle ajoutait des "un peu" à toutes ses phrases.

- Ne parle plus. Repose-toi. Tu nous as tant donné, reprends des forces, nous avons tant besoin de toi.

Et, il lui chantonna à l'oreille le plus câlins de ses refrains.

"La petite biche est aux abois
Dans le bois se cache le loup
Ouh, ouh, ouh, ouh
Mais le brave chevalier passa
Il prit la biche dans ses bras
La, la, la, la"

- Viens Jeanne, maintenant. Elle dort. Nous reviendrons demain.

***

- Pauvre Je t'aime. Parviendront-nous à la sauver ?

Monsieur Henri était aussi bouleversé que moi. Des larmes me venaient dans la gorge. Elles n'arrivaient pas à monter jusqu'à mes yeux. Nous portons en nous des larmes trop lourdes. Celles-là, nous ne pourrons jamais les pleurer.

- Je t'aime... Tout le monde dit et répète "Je t'aime". Tu te souviens du marché ? Il faut faire attention aux mots. Ne pas les répéter à tout bout de champ. Ni les employer à tort et à travers, les uns pour les autres, en racontant des mensonges. Autrement, les mots s'usent. Et parfois, il est trop tard pour les sauver.


je_taime

Photo by Lady Lilith

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Commentaires
C
tout à fait, j'allais dire exactement la même chose que Sucrette !! Elle m'a oté les mots de la bouche :D<br /> <br /> *sors en courant*
C
Il est très juste ce passage, c'est vrai... A force d'exprimer à l'excès des sentiments qui ne sont pas forcément ressentis on leur fait perdre leur sens, et l'autre perd confiance... Sachons rester raisonnables, et surtout sincères :)<br /> <br /> Je vous embrasse les filles.
L
Vi ce passage est superbe ^^<br /> Au passage je conseille de lire le livre :p<br /> <br /> *Trop touchée*<br /> <br /> Moi aussi ma puce, très fort
C
Ce passage est vraiment magnifique... Il reflète tellement bien la réalité ^^<br /> <br /> Quoiqu'il en soit, je le dis, le plus sincèrement possible : Je t'aime
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